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Son cri fut totalement étouffé par la main qui lui écrasait la bouche. Elle jeta les bras en arrière pour essayer d’agripper la personne qui la plaquait au sol. La rotule s’enfonça encore davantage entre ses omoplates, et une main lui serra les poignets dans un étau. Après quelques minutes de lutte, elle se calma et essaya de reprendre son souffle. Pas facile avec la main géante qui l’étouffait. Elle voulait la mordre, mais elle ne parvenait pas à trouver l’angle adéquat et, de toute façon, un gant de cuir recouvrait la main. Elle tenta une nouvelle fois de crier.

— La ferme ! gronda l’homme en resserrant sa prise.

Son cœur martelait ses côtes tandis qu’elle essayait de réfléchir. Qu’était-il en train de se passer ?

Plusieurs possibilités lui vinrent à l’esprit, et elle réprima un sanglot. Cecelia avait raison. Elle n’aurait jamais dû s’aventurer ici toute seule en pleine nuit. Elle aurait au moins dû emporter une arme. Les bombes larcrymo avaient pratiquement été inventées pour faire face à des situations comme celle-ci, et elle en conservait une dans sa table de nuit. Pourquoi ne l’avait-elle pas emportée ?

Bon sang, que cet homme était lourd ! Son genou pressait fermement contre sa colonne et il semblait s’y être accroupi en attendant quelque chose. Qu’est-ce qu’il comptait faire d’elle ? Et pourquoi est-ce qu’il ne bougeait pas ?

Peut-être attendait-il quelqu’un ?

Elle essaya de tendre l’oreille. Des cris lui parvinrent du hangar à bateaux, mais la pluie l’empêchait de bien entendre. Un moteur rugit, et elle reconnut celui de son bateau.

Oh, Seigneur, est-ce qu’ils s’en allaient ? Si Josh et son ami partaient, elle se retrouverait complètement seule avec ce maniaque ! Elle devait attirer l’attention de quelqu’un. Et vite.

Elle se tint parfaitement immobile. Quand la pression dans son dos se relâcha légèrement, elle rassembla toute l’énergie qui lui restait et se jeta sur le côté.

Il ne bougea même pas. Elle y avait mis toutes ses forces, et il n’avait même pas bronché. Le bruit du moteur se modifia, indiquant que le bateau sortait de son emplacement.

Elle se mit à pleurer.

Est-ce que Cecelia allait s’inquiéter ? Est-ce qu’elle allait venir la chercher ou irait-elle prévenir Robert ? Peut-être allaient-ils la retrouver dans un fossé, quelque part, ou échouée sur le rivage, enchevêtrée dans les algues.

Soudain, le poids dans son dos disparut. Son agresseur la tira sur ses pieds d’un coup sec. Feenie se retrouva face au hangar à bateaux et à ses deux cales vides.

Elle laissa échapper un cri, mais la main revint se plaquer contre sa bouche, et un bras puissant lui enserra la taille.

— Feenie ? appela une voix au loin. Feenie, où es-tu ?

C’était Cecelia, et elle se rapprochait.

Le bras se resserra.

— Tu sais nager ? grogna-t-il.

Est-ce qu’il allait la noyer ? Elle était déchirée entre l’envie que Cecelia vienne la chercher et celle qu’elle reste le plus loin possible.

— Fais un signe de la tête, oui ou non, ordonna-t-il.

Elle garda le silence, paralysée par la peur, et légèrement étourdie par le manque d’air.

— Hoche la tête !

Elle fit un signe d’affirmation.

La main disparut et elle se plia en deux pour reprendre son souffle. Puis le sol disparut sous ses pieds et elle plongea dans l’eau, la tête la première.

 

Feenie regardait l’écran d’ordinateur par-dessus l’épaule du rédacteur photos du journal.

— Tu es sûr qu’on ne peut pas l’agrandir encore un peu ? demanda-t-elle. Je reconnais presque rien, comme ça.

Drew Benson examinait l’image granuleuse sur l’écran.

— Si tu utilisais un vrai appareil photo la prochaine fois ?

Il avait raison. L’appareil photo était en solde chez Wal-Mart, un automatique infaillible pour trente-neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf. Feenie en avait aussi profité pour acheter le sweat-shirt noir juste avant d’aller chez Josh.

— Lâche-moi un peu, dit-elle. Je ne suis qu’une amateur.

Drew la regarda de haut en bas et leva les sourcils en signe d’assentiment.

— Pas mal le look, d’ailleurs.

— Merci. C’est ce que j’appelle le style « marais chic ».

Après avoir repêché l’appareil de l’eau – et elle-même –, Feenie avait demandé à Cecelia de la conduire au journal, dans l’espoir que quelqu’un au labo photo puisse développer sa pellicule. Cecelia avait piqué une crise, bien sûr, en disant qu’elles devraient aller tout droit à la police. Mais Feenie l’en avait dissuadée. Après tout, que pourrait-elle dire ? Qu’elle avait rôdé autour de la maison de son ex-mari avec un appareil photo, et que quelqu’un avait eu le culot de l’agresser ? Ça semblait ridicule. De plus, un type du journal vérifiait les rapports de police chaque matin et, si elle déposait plainte, la nouvelle aurait fait le tour de la ville d’ici le lendemain midi. Feenie avait déjà suffisamment alimenté les potins du coin au moment de son divorce.

Elle se retrouvait donc dans le bureau de Drew, dégoulinante de vase sur son sol en lino, le jean recouvert d’herbe et de boue, et les cheveux en mode frisettes extrêmes.

Heureusement, Drew avait un niveau d’excentricité très élevé. C’était le seul homme, à la connaissance de Feenie, qui portait une queue-de-cheval au travail, et qui parvenait néanmoins à être pris au sérieux. Le fait d’être un génie en matière d’appareil photo devait y être pour quelque chose. Feenie remercia sa bonne étoile qu’il soit resté travailler tard ce soir. Si quelqu’un pouvait obtenir quelque chose de son appareil détrempé, c’était bien Drew. Et il parvint sans problème à développer sa pellicule et à la charger dans son ordinateur, le tout en moins d’une heure. Feenie avait pris trois photos, mais les deux dernières étaient irrémédiablement floues.

Elle s’approcha de l’écran et ses chaussures firent un bruit de succion.

— Tu es sûr qu’on ne peut rien faire ? demanda-t-elle.

Drew se servit de la souris pour élargir le cadre. Une photo de Josh debout sur son bateau emplit l’écran.

— Bon, je peux toujours imprimer ça, mais ça ne te servira pas à grand-chose. La qualité est abominable. Pourquoi tu y es allée la nuit, d’ailleurs ? Tu aurais eu plus de chance en prenant des photos à la lumière du jour.

Évidemment. Mais ce soir, c’était le seul moment où Feenie avait été raisonnablement certaine de l’absence de Josh. Son mercredi-poker était une véritable institution chez lui, et ce depuis des années. Et Feenie était bien placée pour savoir quel moment de la journée était le plus opportun. Josh était célèbre pour ses déjeuners qui n’en finissaient pas et ses départs prématurés à la pêche.

— Je ne pensais pas que Josh serait chez lui, expliqua Feenie. En plus, avec les lumières du hangar, je pensais qu’il serait facile de me faufiler dans la propriété et de prendre une bonne photo. J’avais pas pensé à la pluie, ni aux gens.

Drew soupira.

— Je peux agrandir ça, mais ça n’avancera pas à grand-chose. Tu auras le bateau et la silhouette au premier plan, mais le reste, c’est merdique.

La photo révélait non pas une, mais deux autres personnes à bord du bateau en compagnie de Josh. Feenie ne reconnut aucun des deux hommes. Le premier portait un T-shirt, un jean et une casquette de baseball, mais Feenie ne pouvait distinguer ses traits, car la casquette jetait une ombre sur son visage. Mais ce n’était pas vraiment lui qui intéressait Feenie, de toute façon. Ce qu’elle voulait vraiment, c’était une vue nette de l’homme en arrière-plan, la silhouette indistincte qui se tenait près du Boston Whaler. Elle ne l’avait pas remarquée, jusque-là. Était-ce le type qui l’avait agressée quelques instants plus tard ? Impossible de savoir, mais au moins, son image fournirait une preuve. Ses mains n’étaient pas nettes, et elle ne pouvait donc pas voir s’il portait des gants. Son agresseur avait bien porté des gants en cuir, noir ou marron. Et il était fort comme un bœuf, voilà tout ce que Feenie pouvait dire de lui.

Elle frissonna à ce souvenir. Seigneur, elle n’avait jamais été aussi terrifiée. Elle s’était sentie totalement impuissante ; s’il avait voulu, il aurait pu lui rompre le cou comme un simple bout de bois.

— Bon, imprimons-la quand même, dit-elle à Drew. Au moins, on a une bonne photo du bateau.

Drew grimaça.

— Et voilà. Et bonne chance avec ton ex. J’espère que tu vas le crucifier.

Après avoir remballé ses affaires, Drew proposa à Feenie de la raccompagner, ce qu’elle accepta avec gratitude. L’adrénaline avait laissé place à la fatigue, et elle appuya donc sa tête contre le siège en vinyle de sa Toyota Tercel et ferma les yeux pendant la majeure partie du trajet. Elle mourait d’envie de prendre un bain chaud et de boire une Corona bien fraîche.

La maison sur Pecan Street était son refuge. La demeure de trois chambres, qui datait des années trente, lui avait plu au premier regard. Elle possédait un vaste porche et deux lucarnes juste au-dessus, et une palissade blanche entourait l’arrière-cour et la piscine. Quand Josh et elle l’avaient achetée, elle avait passé des mois à vaquer d’une pièce à l’autre, rafraîchissant les peintures sombres, terminant les travaux de menuiserie et redonnant une couche de vernis sur le mobilier terni. Josh n’était pas bricoleur, mais Feenie s’en moquait. De toute façon, elle préférait tout faire elle-même. Cet endroit avait été leur bébé, et elle l’aimait encore plus depuis le divorce. C’était non seulement la seule chose de réelle valeur qu’elle avait héritée du mariage, mais c’était aussi l’unique vestige de sa vie passée qu’elle aimait toujours.

— Hou hou !, dit Drew, tirant Feenie de sa léthargie.

Des lumières rouge et jaune tournoyaient au loin, et elle distingua un camion de pompier garé en travers de la route.

Devant chez elle.

— Oh mon Dieu, murmura-t-elle.

Elle se mit à transpirer des mains, comme chaque fois qu’elle voyait ou entendait un camion de pompier. La seule chose qui l’empêcha de céder à la panique, ce fut le manque évident de flammes ou de fumée.

Feenie parcourut le pâté de maisons du regard et ne vit aucun signe d’incendie. Sauf, bien sûr, le semi-remorque rouge brillant. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Était-il arrivé quelque chose à Mme Hanak ? La veuve de soixante-quinze ans vivait dans l’appartement du garage. Feenie avait pris cette locataire deux mois auparavant, pour soulager ses dépenses. Mme Hanak semblait savoir se débrouiller, mais Feenie savait qu’elle avait quelques problèmes de santé. Et si elle avait fait une crise cardiaque ? Ou un AVC ?

Puis ce fut à cet instant que Feenie avisa l’arbre.

Le pacanier géant qui ombrageait la maison exposée à l’ouest était effondré en travers de la route. On pouvait apercevoir son feuillage abondant apparaître derrière le camion.

— Bon sang, dit Drew, ce truc est énorme !

Feenie hocha la tête, à la fois soulagée et horrifiée. Mme Hanak, Dieu soit loué, allait bien. Mais, à l’évidence, l’arbre n’avait pas eu cette chance. Il devait avoir une centaine d’années.

Drew alla se garer près du camion de pompier. Feenie le remercia et descendit du véhicule.

— La route est coupée, m’dame, lui dit un pompier en combinaison orange fluo. Vous allez devoir déplacer ce véhicule.

— Il ne fait que me déposer, lui expliqua-t-elle en désignant Drew d’un geste. J’habite ici.

— 326 Pecan Street ?

— C’est ça.

Elle évalua les dégâts, l’estomac noué.

— Personne n’est blessé ?

Il se tourna vers la masse de feuilles et de branches qui bloquaient la route.

— Non, juste l’arbre, m’dame. Il a pris la foudre. On dirait qu’il était superbe.

Une foule de curieux s’était agglutinée de l’autre côté du camion. Mme Hanak se tenait près des jeunes mariés qui venaient d’emménager de l’autre côté de la rue. Elle portait son peignoir jaune en velours et ses pantoufles, et avait revêtu un sac plastique pour protéger ses cheveux des frisottis. Mme Hanak allait chez le coiffeur toutes les semaines et attachait un soin tout particulier à garder ses cheveux bien au sec.

Feenie sourit du bout des lèvres et lui fit un signe.

— Évidemment, votre cuisine aura besoin de quelques travaux, reprit le pompier.

— Ma cuisine ?

— Oui, m’dame. Il n’y a que la moitié de l’arbre, là. L’autre moitié s’est effondrée en plein sur votre toit.

 

Une heure plus tard, Feenie s’était débarrassée de ses vêtements détrempés et se tenait, nue, devant le miroir de la salle de bains. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Sa lèvre était gonflée et ses genoux avaient pris une couleur bleu et violet. Elle se retourna, regarda par-dessus son épaule et vit un bleu de la taille d’un poing, au milieu de son dos, là où l’agresseur l’avait maîtrisée avec son genou. Sa chute la tête la première dans l’herbe lui avait laissé une éraflure magenta sur le menton.

Dans la pièce voisine, son répondeur clignotait. Deux messages mornes de sa banque. Puis un message de Cecelia qui voulait s’assurer qu’elle était bien rentrée et qui la suppliait d’aller voir la police dès le lendemain matin. Feenie écouta les voix tout en dressant une liste de ses marques et éraflures.

— Francis, c’est papa. J’appelais juste pour voir si tout allait bien.

Elle ferma les yeux et ressentit une pointe de culpabilité. Il fallait qu’elle appelle son père. L’année précédente, il avait vendu la maison dans laquelle Feenie avait grandi et pris sa retraite dans une copropriété de bord de mer à Port Aransas, et leur relation se limitait désormais à des coups de téléphone et à des visites occasionnelles. Feenie ne l’avait pas appelé depuis des semaines, et il avait tendance à s’inquiéter. Mais elle ne pouvait pas lui parler, là tout de suite. Non, elle devait s’occuper de son reflet.

Est-ce qu’un des amis de Josh lui avait vraiment fait ça ?

C’était hautement improbable. Peut-être que Feenie n’était pas la seule à rôder autour de Josh. Peut-être que le mari ou le copain d’une nana avait lui aussi une raison de rôder. C’était possible. Josh avait tendance à laisser libre cours à sa libido.

Elle ouvrit le robinet. Tandis que la baignoire sur pied se remplissait d’eau brûlante, elle laissa ses pensées dériver vers ce qui l’inquiétait réellement. En plus de l’arbre dans sa cuisine, elle s’inquiétait pour Josh. Qu’est-ce qu’il était parti faire cette nuit, d’ailleurs ?

Il n’était pas parti pêcher, ça c’était sûr. Personne ne part pêcher sous une tempête. Et qui étaient ces personnes avec lui ? Elle connaissait ses potes de poker, mais les types de ce soir lui étaient totalement inconnus. Et les amis de Josh n’étaient pas du genre à conduire des pick-up aux roues surélevées et aux pneus surdimensionnés. Cette scène ne collait pas du tout, d’après elle.

Elle versa un peu de bain moussant à la vanille dans la baignoire. Elle plongea dans la mousse, ferma les yeux et tenta de se vider la tête de tout ce qui concernait Josh. Ils étaient divorcés depuis presque deux ans, et il réussissait toujours à lui saper toute son énergie mentale. Pourquoi le laissait-elle lui faire ça ? Elle devait arrêter de perdre son temps avec lui. Elle avait un article à écrire, une carrière à poursuivre. Et maintenant, sa cuisine était démolie. Comment diable allait-elle payer tout ça ? Elle était presque certaine que la facture d’assurance se trouvait dans l’une des nombreuses enveloppes encore intactes et non payées qui s’entassaient sur son bureau à l’étage au-dessous.

Il lui fallait un vrai boulot. Très vite.

Elle ne pouvait pas risquer de perdre sa maison. Celle-ci incarnait tous les projets qu’elle avait jamais faits pour elle-même. Elle symbolisait l’âge adulte, la sécurité, la famille. Même si son mariage avait été un échec cuisant, elle n’était pas encore prête à abandonner tout le reste.

Mais pour Josh, elle avait laissé tomber depuis longtemps. C’était un menteur, un connard de tricheur qui l’avait humiliée devant tous ceux qu’elle connaissait. Feenie ne savait pas ce qu’il faisait ces jours-ci, mais elle soupçonnait que ce n’était pas quelque chose de légal. Un trafic de drogue, peut-être ? Josh, l’excellent et superbe athlète, n’avait jamais touché à la drogue, du moins pas à la connaissance de Feenie. Mais qui sait dans quoi il trempait maintenant ?

Quoi que ce soit, elle ne voulait rien avoir à faire avec. Feenie n’avait pas besoin de problèmes supplémentaires, et Josh Garland lui en avait déjà causé de quoi tenir toute une vie.

 

Quand l’alarme du réveil hurla dans ses oreilles le lendemain matin, Feenie envisagea immédiatement de se faire porter malade. Mais son compte en banque famélique et l’arbre dans sa cuisine la firent changer d’avis. En tant qu’employée horaire, elle n’avait pas de congé maladie, ce qui signifiait que tous les matins où elle ne pointait pas, c’étaient tout simplement ses poches qui se vidaient un peu plus. En étouffant un grognement, elle se traîna hors du lit et tenta de trouver, dans son placard, quelque chose qui pourrait cacher tous ses bleus et ses coupures.

Elle opta pour un tailleur-pantalon en lin rose, la tenue habituellement réservée aux déjeuners caritatifs. Il dissimulait tous ses membres, et elle pouvait porter un haut blanc sans manches en dessous sans avoir l’air trop décontractée. Les journalistes n’étaient pas connus pour leur sens aigu de la mode, mais Feenie pensait qu’il fallait s’habiller pour avoir du succès. Elle ne se sentait peut-être pas couronnée de succès, mais elle pouvait en tout cas jouer le jeu.

Après avoir fait des miracles avec son maquillage et avalé quelques aspirines, elle attrapa son sac et se dirigea vers la porte d’entrée. Puisque son garage avait été reconverti en appartement – Josh avait voulu en faire un bureau à domicile – Feenie avait pris l’habitude de se garer devant. Elle songea qu’elle devait avoir de la chance de ne pas avoir laissé sa voiture dans l’allée sous les pluies torrentielles de la nuit précédente.

Le ciel s’était éclairci, mais l’air, à l’extérieur, faisait toujours l’effet d’une couverture chaude et humide. Mme Hanak apparut au bout de son allée pour ramasser sa Gazette.

— Bonjour, madame Hanak, lança Feenie en déverrouillant manuellement la portière de sa voiture.

Dans une autre vie, Feenie avait été l’heureuse propriétaire d’une Mustang décapotable. Aujourd’hui, dans son incarnation d’employée à mi-temps, divorcée et criblée de dettes, elle conduisait une Kia Spectra blanche de seconde main, et qui manquait quelque peu de charme.

Elle se glissa derrière le volant et recula avant que Mme Hanak essaie de lui soutirer des détails au sujet des travaux. Elle se rendit directement à son bureau, résistant à la tentation de s’arrêter au Southern-Made Donuts pour engloutir un remontant sucré. Elle avait exactement neuf dollars et vingt-six cents dans son portefeuille, et elle les gardait pour son déjeuner hebdomadaire avec Cecelia.

Le siège social de la Mayfield Gazette se trouvait dans un immeuble ancien sur Main Street. Les salles de rédaction et les bureaux de la publicité occupaient le dernier étage, et l’imprimerie était installée au rez-de-chaussée. Dans le hall du premier étage, une réceptionniste accueillait les visiteurs et contrôlait le flot de cinglés qui venaient régulièrement se plaindre d’infractions diverses et variées causées par les médias libéraux.

Feenie grimpa les escaliers et se dirigea vers la salle de pause. Drew la trouva en train de se verser une tasse de ce mélange infâme qui faisait office de café à la Gazette. Il arrivait parfois à Feenie de regretter son boulot au cabinet de Josh. Le travail y était abrutissant et ingrat, mais la réception était équipée d’une machine à espresso.

— Salut, Drew, dit-elle après avoir bu une gorgée.

— C’est ton jour de chance, Feen.

Elle n’avait pas vraiment l’impression d’être submergée par la chance, à cet instant précis, mais l’expression sur le visage de Drew piqua sa curiosité.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai travaillé sur ta photo, dit-il. J’ai réussi à éclaircir un peu les ombres à l’ordinateur.

— Tu plaisantes, dit Feenie.

Décidément, Drew accumulait les bons points.

— Nope, répondit-il avec un grand sourire. Et j’ai un nom pour toi.

Une pluie de bons points !

Feenie le suivit dans le labo photo, dans lequel plusieurs clichés en couleurs étaient étalés sur un comptoir en Formica. Elle reconnut un agrandissement du type à la casquette de baseball dans la remise de Josh.

— Pas mal, dit-elle.

Le grain de la photo était épais, mais Drew avait réussi à l’éclaircir, rendant ainsi les traits distincts sous la casquette.

— C’est qui ?

— C’est là que ça devient intéressant. Il me disait quelque chose, alors j’ai vérifié dans nos archives électroniques, expliqua Drew. Je te présente M. Rico Martinez. Plus connu dans la rue sous le nom de Rico Suave.

— Rico Suave ? Cet horrible chanteur des années quatre-vingt ?

Drew fit une grimace.

— Des années quatre-vingt-dix. Et c’est aussi le nom d’un jeune dealer du Corpus Christi. On a fait une photo d’identité du type il y a environ un an, quand il a été arrêté pour avoir fourni de la drogue aux gamins du lycée, là-bas.

— C’est pas vrai !

— Il est passé en jugement il y a à peu près six mois, mais il a été libéré pour vice de procédure. La police du Corpus a bâclé la fouille de son appartement, si je me souviens bien.

— Tu es sûr que c’est le même type ?

— Jette un coup d’œil.

Drew fit apparaître un autre numéro de la Gazette sur son écran. Il bascula entre les deux photos pour que Feenie puisse les comparer. La photo d’identité montrait un homme aux longs cheveux bruns avec une barbiche. Le type sur la photo de Feenie était rasé de près, mais le nez et les yeux étaient identiques. Soit il s’agissait du même homme, soit c’était son frère jumeau.

— J’arrive pas à le croire, dit-elle. Qu’est-ce qu’il faisait dans le hangar à bateaux de Josh la nuit dernière ?

Drew haussa les sourcils.

— Mince, murmura-t-elle.

Et maintenant, qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir faire ? La nuit précédente, elle avait décidé qu’elle ne voulait plus entendre parler de Josh, et voilà qu’elle se retrouvait en possession d’une information non seulement totalement compromettante à son sujet, mais également au gros potentiel médiatique, et elle travaillait justement dans un quotidien, pour l’amour du ciel !

Elle adressa à Drew son regard le plus implorant.

— J’apprécie vraiment ce que tu as fait. Mais j’ai encore besoin d’une dernière faveur.

Il croisa les bras.

— Est-ce que tu peux garder le silence, là-dessus ? demanda-t-elle, en sachant qu’elle lui demandait d’aller à l’encontre de ses principes de journaliste. Juste quelques jours ? Laisse-moi vérifier tout ça avant d’en parler à Grimes.

Feenie avait besoin de rassembler quelques éléments avant de rapporter ses soupçons au rédacteur en chef. Si elle lui présentait l’information maintenant, il lui retirerait l’histoire des mains et la confierait à un vétéran. De plus, s’il y avait une confusion, elle voulait avoir une chance de démêler le vrai du faux. Peut-être y avait-il une très bonne explication pour qu’un trafiquant de drogue réputé fasse une balade de nuit avec Josh dans le golf du Mexique.

Ouais, bien sûr. Un petit plongeon nocturne, peut-être ? Au beau milieu d’une tempête ?

— Je te donne deux jours, dit Drew ; c’est une faveur personnelle. Après ça, Josh Garland sera une cible légitime.

 

Juarez l’observa sortir de l’immeuble du journal. Elle portait du rose, des pieds à la tête, une paire de lunettes de soleil était nichée dans son décolleté. Elle les décrocha de sa chemise, les glissa sur son nez et déverrouilla la portière du tas de ferraille qui lui servait de voiture.

Elle allait poser problème, c’était évident. Restait à savoir dans quelle mesure.

Juarez introduisit sa clé dans le contact et démarra le moteur de son pick-up. Elle resta assise là une bonne minute à se remettre du rouge à lèvres, puis à arranger ses cheveux. Et quand il pensa qu’elle avait fini, elle ouvrit son téléphone.

— Merde, marmonna-t-il.

Cette femme était un sacré morceau. Il l’avait rencontrée deux ans auparavant, quand il l’avait regardée caler un calibre .22 contre sa jolie petite épaule. Elle allait, sans le moindre doute, être une vraie emmerdeuse.

Mais c’était une emmerdeuse attirante, toutefois. Elle avait toujours ce petit corps si sexy. Le simple fait de la regarder faisait bouillonner son sang dans ses veines, et il se souvint d’avoir éprouvé la même chose la première fois qu’il l’avait vue.

Enfin, les feux arrière s’allumèrent et elle recula. Juarez s’engagea derrière elle. Emmerdeuse ou pas, elle savait quelque chose. Les épouses et les petites amies savaient toujours quelque chose. Il espérait que quelque chose la mènerait à Paloma. Personne n’avait vu sa sœur ou son partenaire depuis deux ans, et Juarez en était arrivé à la conclusion macabre qu’ils étaient morts. Il était trop réaliste pour se laisser un autre espoir. Il avait enquêté sur la disparition de Paloma depuis le début, et toutes les preuves convergeaient vers Josh Garland. Soit il l’avait tuée, soit il avait payé quelqu’un pour le faire à sa place.

Quoi qu’il en soit, le résultat était le même. Paloma avait disparu, et Juarez se levait chaque matin en se disant qu’il aurait pu l’empêcher s’il lui avait accordé plus d’attention. Dans une vie remplie d’échecs et d’opportunités manquées, celle-ci était bien pire que toutes les autres rassemblées.

La Kia s’arrêta à une intersection et Juarez resta discrètement en arrière, s’assurant qu’elle ne remarque pas la filature. Il n’avait probablement pas besoin d’être aussi prudent, mais il ne pouvait s’en empêcher. Bien qu’il ne soit plus flic, son entraînement lui collait à la peau comme une seconde nature. De plus, il ne pouvait se permettre d’être négligent, pas quand Feenie Malone était impliquée. Il allait devoir la manipuler avec subtilité pour qu’elle lui donne ce qu’il voulait sans même réaliser qu’on se servait d’elle.

Juarez ne pouvait pas rectifier les choses, il le savait, mais il pouvait les améliorer. Il pouvait réussir là où tout le monde avait échoué jusque-là – découvrir ce qui était réellement arrivé à sa sœur et apporter un peu de paix à sa famille. Et quand il aurait résolu son cas, quand il aurait trouvé le responsable, il s’assurerait que ce dernier ait ce qu’il mérite. Il avait eu deux ans pour réfléchir à la question, et il avait une imagination débordante.